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MONTHERLANT - le dernier retour

Venehon

Et cum dicere coeperit, agnoscamus ibis nos esse.

« Et quand il aura commencé à parler, nous nous reconnaîtrons dans ce qu’il dit. »

Saint Augustin. Enarr, in ps. LIX


Mon Dieu, que de choses ne valent pas d’être connues ! On a écrit « L’utilité des voyages, c’est d’élargir sur la carte les terres où nous n’avons plus envie d’aller.  » Ainsi de tout. L’amour, l’aventure, la liberté, les avoir connus, cela sert à quoi ? « Terres où nous n’avons plus envie d’aller. » Et la lecture, hélas, d’un certain nombre de « chefs-d’œuvre » ? « Terres où nous n’avons plus envie d’aller ».

Le manque de désir brûle une âme, hier brûlée par le désir. Comme ces plaines où paissait tout à l’heure la horde des taureaux, qui s’est écoulée avec le soir, nous voyons brûlées et désertes, à l’infini, ces plaines où paissaient jadis les troupeaux beuglants de nos passions.

Je suis arrivé à la limite de ce que je pouvais dans le sens de vivre (j’entends: vivre ardemment), au point où il faut tout changer. Je ferme la vie comme on ferme un livre. Je ferme ce temps où j’ai été moins heureux dans la liberté que je ne le fus un jour dans la contrainte, dans le désordre que dans l’ordre, dans une possession vaste et multiple que dans une possession resserrée. Quand l’âme, toute tremblante de sa déception, comme un homme qui croyait qu’une femme allait venir, et elle n’est pas venue…

Mon malheur est de souffrir, aussitôt que je ne jouis plus : pas d’état intermédiaire. Une petite Syracusaine me disait : « quand je ne peux pas m’amuser, je dors » ; elle restait au lit, les dimanches où elle n’avait pas d’argent à gaspiller. Oui, plutôt le non-être que le non-plaisir.

Une âme excédée d’elle-même aspire à se perdre de vue. Dans quoi s’anesthésiera-t-elle ?

Dans l’ambition ? Mais si sa vanité est morte, comme un nerf coupé ? Quelle lumière sur le monde, que la vie trébuche – et chez certains se fige – quand elle n’est plus soutenue par la vanité !

Dans la cupidité ? Mais si ce qu’obtient l’argent ne vous fait pas envie ?

(X ; n’ayant de cette somme nul besoin, demande à Y. cent mille francs. Les gagner, pour les rembourser, lui occupera un peu de temps. A voir cette démarche, je me demande si, parmi les hommes qui cherchent avec tant d’âpreté à gagner de l’argent, beaucoup ne le font pas à seule fin de se distraire d’eux-mêmes ; bref, par désolation.)

Dans une œuvre, si elle est une âme créatrice ? Se retirer dans son œuvre ? Soit, si l’œuvre n’est qu’un prétexte. Je comprends aujourd’hui la sombre attirance qu’exerce sur les hommes le travail.1

Je suis des trois premiers siècles. Le monde adore le Soleil, et il va se faire chrétien. Je souffre de la souffrance de Pan avant qu’il se fasse chrétien, quand l’Orient lui a tourné la tête.

Le tableau de Signorelli appelé L’Ecole de Pan, et que j’ai toujours appelé La Tristesse de Pan. Si jeune, et quelle mélancolie, sous sa lourde couronne de joie !

Ferrero a un bel essai sur la tristesse des Romains du temps d’Auguste. Flaubert écrit qu’à aucun moment du monde l’homme ne fut aussi seul, entre les dieux auxquels il ne croyait plus, et le dieu auquel il ne croyait pas encore. Pater dit qu’il n’est aucun accent de mélancolie que la fin du paganisme ait ignoré.

Le monde païen est triste de ne pas souffrir, autrement que par la satiété.2 L’âge se réveille et a faim, et de quoi se nourrit l’âme ? De sacrifice. Le monde païen en a assez de souffrir par la nature, il veut souffrir par la contre-nature. Il accueille ceux qui la prêchent.

Malheureux demain dans le renoncement, il l’était hier dans l’accomplissement. Il ne s’est agi que de passer d’un malheur à l’autre. Mais alors pourquoi bouger ?

Parce que tout changement est une espérance. Aussi, parce que souffrir par le renoncement donne une joie que souffrir par l’accomplissement ne donne pas. Joie à quoi ? Joie à l’âme.

Le christianisme a pu apporter quelque tristesse. Il a apporté aux âmes moyennes (les grandes la connaissaient déjà) une joie nouvelle : tout l’Eldorado de la haute souffrance, avec les revanches subtiles du sacrifice, et les reprises sournoises de l’orgueil.

Dans le vaste univers, pensais-je, il n’y a que la nature qui ne soit pas digne de risée. Digne de haine, souvent. Mais non pas de risée. – Et, au-dessus d’elle, la honteuse fumée, la fumée obscène que font les croyances des hommes, la pensée des hommes, le tumulte des hommes, couverts par les roulements du néant.

Tenter de s’unir sans cesse davantage à la nature, ce qui se fait partie en se disant toujours oui à soi-même, partie par certains actes, je ne m’en suis pas fait faute. Mais le bon soleil, un vallon velouté, ce bœuf salivant d’extase, la chaleur élastique d’un sein ne peuvent fournir qu’une réponse incomplète. S’il m’arrive un jour d’être dans une disposition où je tienne pour secondaire le plaisir que me donne le bol de lait que je bois à mon réveil, le lait ne le sait pas, et n’en est pas triste. Mais moi je le regarde avec tristesse en voyant qu’il est insuffisant, et qu’il ne s’en doute pas. Au point de vouloir parfois qu’il s’en doute et qu’il soit triste, et de le baiser par pitié avant de le boire. Pauvre lait, il me donne ce qu’il peut. « Pauvres corps, ils m’ont donné ce qu’ils ont pu. »3

L’enfer de la facilité.

Il faut à toute force briser ce cercle, trouver des façons de s’élever, et s’y cramponner. S’attacher à quelque chose, c’est-à-dire se faire attacher au mât.

Avoir tant donné à ce qui est indigne. Donner un peu à l’honnêteté.

Avoir tant donné à la nature, donner à la contre-nature. Y entrer carrément, et ne pas chercher sa satisfaction.

Retrouver la folie.

Il faut se sauver, et il faut se sauver sans croire !4

De nombreuses tribus marocaines prennent le fusil pour défendre un Islam auquel elles ne croient pas et qu’elles ne pratiquent pas. Que cela a d’étendue !

Il faut se sauver, et il faut se sauver sans croire ! Il faut se donner, et il faut se donner à ce qu’on n’aime pas !

Quelqu’un me disait : « Devant l’hypothèse de la non-immortalité de l’âme, je suis comme devant un mur, comme devant le podium des cirques romains, contre lequel des lions mourants se dressaient, les griffes glissantes, cherchant une issue à la mort. » Je lui répondis que la création, elle aussi, quelquefois est un mur, contre lequel on se dresse sans pouvoir se prendre, pour aimer.

Il faut aller chez les hommes, et y être plus humain, alors que « plus je vais chez les hommes, plus j’en reviens inhumain » : l’inoubliable mot de Sénèque.

Il faut peut-être « servir ». Moi qui ne peux pas et ne veux pas servir. Moi qui ne puis écrire sans dire non. Qui suis forcé de toujours dire non.

Il faut rechercher des devoirs, et il faut les aimer. Aimer ses devoirs ! Épouser une cause (idiote par nature) en l’élevant jusqu’à soi, comme les rois de légende épousaient les bergères. Mais pourquoi prendre les autres pour fin, alors que, par ce même mécanisme, vous devriez à votre tour leur servir de fin ? A quoi bon ce chassé-croisé laborieux, - cette chinoiserie ? Que chacun s’occupe de soi. Est-ce que soi n’en vaudrait pas la peine, ce soi qui fit pour les Anciens le but suprême, qui est pour les chrétiens « le temple du Saint-Esprit » ? (la charité est autre chose, jaillie du cœur. Mais n’a pas la charité qui veut).

Et est-ce que ce soi n’est pas ce que soi connaît le mieux ? Qui vous garantit que, vous y efforçant, vous travaillez au bien des autres ? Prétendre faire leur bonheur, quelle outrecuidance ! Se fier à ses bonnes intentions, quelle naïveté ! Les moyens de leur bonheur, ils en ont le flair plus que vous.

Il faut se monter la tête : jolie besogne.

Il faut se tirer soi-même de cela où l’on s’enfonce, comme le clown se tire par les cheveux lorsqu’il veut se remettre debout : fameuse clownerie.

J’étais au bon soleil, dans une prairie fière de ses fleurs, mais j’en ai assez, assez, assez ; il faut en sortir. Cependant ma seule issue est dans une forêt abominable, pleine d’une obscurité qui me fait peur : jouissances de l’esprit et de l’amour-propre, genre sublime, service social et sociabilité, qui sont l’un et l’autre désir de plaire.

« Je m’éveille pour faire ma tâche d’homme » (Marc-Aurèle). Oui, cela est noble. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas de « tâche d’homme ».

Et quelles affreuses félicitations à supporter ! Touché par les pattes sales de la gloire.

Cette pente chez moi à l’effacement, ce besoin sauvage d’être oublié et tenu à l’écart, aussitôt que j’ai fait un peu de bruit, ce souhait ou plutôt cette volonté – tout préparé en vue de cela – d’avoir une mort de pestiféré. Toujours prendre la tangente ; c’est vraiment mon plu invétéré. Dans la mort comme dans la vie.

La chair était un lion qui tournait dans sa cage. La pensée est un écureuil qui tourne dans sa cage. On dit que la chair est triste. Oui et non. Mais l’esprit est triste. La vie de l’esprit, cette mort. « La gloire, ce deuil éclatant du bonheur. » La pensée, ce deuil grisâtre du bonheur. On dit que la chair est poussière. Et les constructions de l’esprit, non ? Leur poussière nous cache le monde, qu’elles prétendent montrer. – Quant aux jouissances de l’amour-propre, elles ne valent même pas d’être jugées.

Dans le plaisir, on ne se demande pas : à quoi bon ? Le ferait-on, la chair répondrait, avec quel élan : « Comment, à quoi bon ! Bon à moi, pardi ! » Mais, dans le monde où j’entre, la question se pose à chaque pas, inéluctable. La réponse elle aussi est inéluctable : « C’est complètement inutile. Ce n’est qu’une façon de tuer le temps. »

« (Jules César), né fier, ambitieux, et se portant bien comme il faisait, il ne pouvait mieux employer son temps qu’à conquérir le monde. » La Bruyère ne s’est peut-être pas lui-même rendu compte à quel point il disait le dernier mot, en disant que la conquête du monde était une façon de passer le temps.

La formule : « Restant bien entendu que tout cela est sans importance » devrait être ajoutée d’office à la fin de tous nos discours, et, s’il se pouvait, de tous nos actes, comme les auteurs arabes finissent leurs chapitres ou leurs anecdotes par la réserve rituelle : « Mais Dieu connaît mieux la vérité. »

Il faut à toute force sanctifier tout cela, faire avec cette mort de la vie.

Ici la nature, dont il faut sortir. Mais on n’en sort que dans la grimace. Vivre dans la grimace, quand on est né avec cette infirmité, de ne pouvoir être que ce qu’on est !

De ne pouvoir dire les choses que telles qu’on les sent, ou telles qu’elles sont, au milieu de ces milliards et milliards de gens qui disent ce qu’ils ne sentent pas, ou ce qui n’est pas.

La « bonne sœur », à notre chevet, quand nous sommes malade, ce n’est pas la religieuse ; c’est la maladie elle-même qui est la bonne sœur. La maladie nous montre à quel point nos intérêts dans le monde sont factices. Toutes affaires sont brusquement interrompues, abandonnées à vau-l’eau, - et voici que ces choses qui s’éloignent, deviennent fantômes, je m’aperçois qu’elles prennent la vraie place qu’en réalité mon esprit leur assigne. Je m’aperçois qu’avec l’apparence d’entrer dans un état anormal j’entre au contraire dans ma norme, et que ma patrie est le détachement. Par faiblesse je restais dans la grimace : je m’évertuais à faire comme tout le monde. Et la nécessité, qui me fait violence, me jette dans ma vérité malgré moi.

La simulation par laquelle nous feignons de nous prendre aux choses, quand on la voit pour soi dans l’avenir, quelque trente années de cela, c’est affreux. Trente années dans une sape, sans air, sans lumière, à peiner durement, en sachant qu’on ne débouchera pas. Cela n’est même pas pur ; tout ce sublime semble tenir sur une petite pointe de vanité. Notre raison nous dit : « La vérité est de ne rien vouloir d’autre que ce que veut le petit chat. » Mais le monde croirait que c’est par impuissance. « Qu’a-t-il fait de sa vie ? » Alors nous nous piquons, nous serons sublime, nous n’avons pas le courage de n’être que chat. Bien des fois encore notre sublime se détraquera ; nous tenterons de le remonter avec différentes clefs, la clef de la vanité restant toujours la plus sûre. La mort nous prendra enfin dans le sublime ou dans une panne de sublime, sans que nous sachions seulement dans quel ordre il nous plairait qu’elle nous inscrivît, celui de la nature ou celui de la spiritualité, et si nous voudrions mourir, comme l’un, d’un accès de rage, ou, comme l’autre, en transmettant le mot d’ordre Æquanimitas. Nous nous arrêterons selon qu’il se trouvera, sur le noir ou sur le rouge ; et nous mourrons au hasard, comme nous avons vécu, soit dans une cote mal taillée, soit dans une disposition d’un instant.

Nous ne sommes pas héroïque en vue du qu’en dira-t-on ; nous le sommes en vue de nous-même. Mais si nous devons n’exister plus dans trois quarts d’heure, faut-il, à ce moment encore, nous contraindre avec douleur pour nous plaire à nous-même durant un temps si court ? Je conclus qu’il faudrait voiler la mort, et que, derrière le voile, on y pût être soi en toute tranquillité.

Un homme meurt, pendant que les domestiques et la garde volent ses objets, et son meilleur ami ses notes intimes, pour les tripatouiller. Il a demandé à ne recevoir pas les sacrements ; on les lui a donnés, de force. Il a demandé à être porté tout droit du lit funéraire à la fosse commune ; on lui fait un enterrement religieux. Il y a dix personnes à cet enterrement, et trois au cimetière. Cet homme, c’est moi, dans quelques années. Mais qu’importe que des « dernières volontés » ne soient pas accomplies ! Vous prenez l’être humain bien au sérieux.

Chercher, en sachant que le problème est insoluble ; servir, en souriant de ce qu’on sert ; se vaincre, sans but et sans profit ; écrire, dans la conviction profonde que son œuvre n’a pas d’importance ; connaître, comprendre et supporter, en ayant toujours devant l’esprit l’inutilité douloureuse d’avoir raison : il faut pourtant que je m’apprenne à trouver là de quoi prendre mes hauteurs et me soutenir au-delà de moi-même.

Par le moyen de quoi ? Par le moyen de l’âme, c’est-à-dire de la folie. « J’embrasse l’absurde. »

O âme !

Mais je garde une patte posée sur tout ce que j’abandonne. Je n’ai plus rien à tirer de ce vieil os écuré. Toutefois, qu’on n’essaie pas de me le prendre. Je serais encore capable de mordre.

Grâce ou nature ? L’aile ou la cuisse ? comme on vous demande dans les restaurants. – Les deux ! je ne devrais pas avoir à vous le dire. Grâce et nature alternées, mais sur un rythme assez rapide pour qu’on n’ait pas le loisir de renier injustement celui de ces états qu’on vient de quitter, dans l’autre, comme il y a tendance à le faire quand le rythme d’alternance est lent. Voleter de l’un à l’autre comme l’oiseau entre terre et ciel.

Etant toujours d’un monde et de l’autre en même temps, je peux toujours dire à peu près sincèrement : « Pour qui me prenez-vous ? »

Dans la guerre nous avons fait l’accord de la nature et de la grâce.5

La nature en défendant notre corps, préoccupation constante, en vivant sous la terre, sous le ciel, en attaquant et tuant, en donnant un plus grand prix aux satisfactions animales, décuplées par la privation : le manger et le boire, le dormir, le repos, la volupté.

Et la grâce dans tant d’austérité et de souffrance, plus ou moins consciemment offertes. Pour certains, le geste le plus misérable, porter les « bouteillons », épuré. Non pas précisément aimé, sauf au début, mais du moins reconnu dignum et justum. Et enfin cette offrande si simple : vouloir donner sa vie est le péché mignon des jeunes gens bien nés.

Une phrase de Montalembert cingle vers moi comme un oiseau : « J’ai pour l’avenir tout un plan de sacrifices qui me plaît. » Ils seront inaperçus du monde, qui ne sait pas ce que j’ai possédé.

Elle cingle vers moi comme la colombe de l’arche ; elle m’apporte un rameau ; elle me dit que, dans la nuit sinistre où je suis, il y a quelque part une terre ferme avec une verdure nouvelle. C’est cette terre qui est une terre de sacrifices.

Autre phrase, du Lysimaque : «  Ce moment fut celui du retour de sa grande âme. » Je ne la redis pas sans trembler.

« Ayant tout obtenu, il me semble que je renoncerais à la liberté même6. »

Avec une espèce d’épouvante, je vois revenir sur moi la sombre mer, dans son reflux, de tout ce que depuis cinq ans j’ai rejeté.

Je me sens envahi par tout ce que j’ai été jadis et que j’avais cessé d’être. Quel envahissement !

Hélas, Properce a tort : Prométhée, en modelant l’homme, n’a pas oublié l’âme.

Surmonter son dédain.

Ne plus plaisanter.

O âme, reviens à toi du fond où tu t’es retirée !

Un jour viendra où toutes ces raisons de trouble, en moi si impérieuses, me seront comme une femme qu’on a aimée et qu’on n’aime plus. Je ne saurai même plus retrouver les points de vues d’où elles m’apparaissaient. Elles seront remplacées par d’autres raisons de troubles, aussi obsédantes, aussi prêtes à se défaire comme des fumées.

Fixer la fumée, le faut-il ?

Cette nuit, je me réveille, et une pensée me vient. Je ne la note pas, me rendors, et au matin il n’en reste plus trace. Si j’avais fait un geste, elle devenait de l’imprimé, courait le monde, m’était imputée ma vie durant, me survivait peut-être. Mais je n’ai pas étendu le bras, et elle est rentrée dans le néant. – Puisqu’elle n’avait pas plus de force, n’ai-je pas eu raison de ne pas étendre le bras ?


***


Tout ce que je dis là est partout, traîne partout. Si j’ouvre n’importe quel livre, au hasard, m’y voici. Les jaillissements de ma substance et mes vicissitudes les plus intimes. Mon bien propre, qu’étiez-vous ? Qu’avais-je besoin de moi-même ? Mes idées, il n’y avait qu’à les prendre : elles étaient là, toutes préparées et étiquetées, comme des « spécialités » chez le pharmacien. Mon circuit, c’est la route touristique, battue par des millions de pas. Je boucle une expérience que des millions d’hommes ont bouclée, et bouclée à un âge moins avancé que le mien.

Toutefois, ce retard, qu’on ne me le reproche pas. Il n’y a rien que je n’aie vérifié par moi-même, et c’est pourquoi j’ai été si lent. Je n’ai rien endossé tout fait, par écrit sur ouï-dire. J’ai dans les choses des racines. Je n’ai jamais dit que cela dont j’étais plein. Ces millions d’hommes qui, depuis toujours, ont eu la même expérience que j’ai eue, leur expérience ne m’a été d’aucune utilité. Et je n’estimerai un homme que si la mienne ne lui est d’aucune utilité. Qu’il tente sa chance ! Des millions d’hommes ont trouvé la même route ; il peut en trouver une autre. Il n’est pas vrai que cela soit folie de vouloir être sage tout seul.

Cette communauté, cette banalité dans le développement d’une âme, voilà bien de quoi déprimer notre amour-propre, si l’amour-propre avait besoin d’être fondé. Mais nous ne pouvons marcher, nous ne pouvons mettre une fois l’un de nos pieds devant l’autre qu’aveuglés par l’illusion d’être plus que nous ne sommes : qui se verrait tel qu’il est s’arrêterait et se coucherait par terre, comme un âne, et attendrait que le sable le recouvre.

La connaissance, il y a beau temps que son affaire est réglée. Restait la qualité de l’âme. Nous nous emportons contre la masse grossière (non pas les humbles, grand Dieu ! mais les immondes, les gens qui fréquentent les bars, etc...) et nous disons : « Une chose compte, qui est la qualité de l’âme. » Mais un jour vient où le primat de cette qualité de l’âme nous apparaît comme une convention, parmi les autres. Faite d’apports de hasard, se démentant sans cesse, bornée au dehors et bornée au dedans, sans paix dans le défaut et sans paix dans la satiété, basse si elle ne croit en rien, dupe si elle croit en quoi que ce soit, désolée si elle feint de croire par héroïsme, méprisable si elle feint de croire par hypocrisie, quel spectacle de l’âme !

Il n’est pas rare que des personnes, le matin, sachent qu’elles sont réveillées à leurs gémissements. Pourquoi gémir ? C’est qu’elles se sont retrouvées. La première sensation du réveil est de se sentir dans notre poitrine quelque chose de pareil à un organe pourri dont l’odeur nous infecte ; c’est l’âme ; un nœud de vipères, au centre de nous, se dévorant l’une l’autre, se changeant l’une en l’autre, l’amour en indifférence, l’humilité en orgueil, le désir en dégoût, etc... On tranche une des têtes ; tout cela repousse et se convulse de plus belle. Notre corps sera en ruines que cela seul y demeurera aussi virulent qu’au premier jour. Nous n’en aurons fini qu’avec la mort de cette présence épouvantable, que quelques-uns trouvent si aimable qu’ils la voudraient seule de nous à renaître.

Ne dites pas que ce sont là des phrases. J’ai atteint un âge où les seuls soucis d’art sont celui du mot propre, et de ne rien ajouter. Vous parleriez comme je parle, si vous sentiez comme je sens.

Ce dérangement qu’est l’âme, qui devrait être tu, car le plus doux qu’on en puisse dire est qu’il est sans importance, et ne mérite pas de considération, quelques-uns le prisent si fort qu’il leur faut publier le leur propre, et que le monde le commente, et le lèche et le pourlèche, et qu’il les en glorifie. Il faut aussi qu’ils en contaminent les autres : « Des fils ! Des disciples ! Ah ! que cela me chatouille donc d’« influencer » ! » Est-il si sûr cependant que l’activité de l’âme soit justifiable ? Ce qu’il y a de distingué en un homme qui a du talent sur le violon me saute aux yeux. Ce qu’il y a de distingué en un homme qui se tourmente pour l’immortalité m’apparaît moins nettement d’abord. Je serais très intéressé par quelqu’un qui me dirait : « Un homme en bonne santé ne s’occupe pas de son âme. »

Des hommes qui tremblaient de l’âme décidèrent que le tremblement serait le meilleur de l’homme. Dans le Panthéon des grands hommes, ceux qui ont tremblé sont au rayon d’honneur ; jamais quelqu’un d’équilibré n’y accédera. A cela désormais rien à faire. La religion du tremblement est une des maladies du monde moderne ; c’est la forme évoluée du convulsionnisme sacré des primitifs. Nous nous exhibons dans nos contorsions, comme j’ai fait ici même. Nous nous lustrons la tristesse comme une aile. Nous étalons l’inextricable confusion où nous sommes, comme le tonto d’Espagne ou d’Orient mendie sous prétexte qu’il est idiot, et nous crions : « Venez voir le recordman de la vie intérieure ! Dites-moi que j’ai la tête pascalienne ! Dites-moi que j’ai une belle âme ! » O juste mort, qui desséchera tout de bon « cette mare infecte ». Quel scandale si nous étions immortels ! Nous revoir ! Les revoir ! Et enfin la mort elle-même, qui fait justice de tout ce fatras, ne mérite pas tant de réflexion.

Pour moi, au sommet, à la fin de tout, je vois un saint qui I° ne croirait pas à Dieu ; 2° croirait qu’en étant saint il accomplit sa nature, rien de plus, et qu’il n’y a pas plus de mérite à être saint qu’à être garde champêtre ; 3° en conséquence se garderait, bien entendu, de tout ce qui pourrait sentir l’apostolat, c’est-à-dire la prétention ridicule de détenir la vérité.

Ce que dit le père Ignacio, à Don Fadrique qui fait pénitence, c’est ce que nous devrions nous dire chaque fois que notre âme parade, toute bouffie de ses insignifiantes aventures7.

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Ainsi parle le père Ignacio. Sa sévérité appelle les larmes, quand elle les défend. Il dit ce qu’il croit bon pour Jésus-Christ, mais cela est bon sans Jésus-Christ pareillement.


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1 La Rose de sable, long roman « social » qui me demanda deux années de travail assidu, et qui fut mis en chantier quelques mois après la composition du Dernier retour, fut-il l’aboutissement de la crise que reflète cet essaie ? Je ne saurais dire. C’est une hypothèse qui me vient à l’esprit aujourd’hui (1961)

2 Quelles qu’aient été les limitations de la personnalité et de la liberté dans le monde antique, limitations sur lesquelles on n’insiste pas assez. Elles feraient un sujet de thèse bien tentant.

3 Quelqu’un qui lit ces pages, et qui a vécu, me dit « Il vous a fallu cinq ans pour découvrir que la nature ne donne pas une réponse suffisante. Il ne vous faudrait pas quinze jours pour reconnaître que la Grâce en donne une moins suffisante encore. »

4 Ces mots « se sauver » et « croire » ne sont pas pris ici au sens chrétien.

5 Grâce est du vocabulaire chrétien. Surnature peut prêter à confusion avec le « surnaturel » des sciences occultes. Contre-nature n’a pas bonne mine. Folie m’est trop personnel. Mais est-il personne à qui échappe ce qui est commun à toutes ces expressions ?

6 La petite Infante de Castille.

7 / Ici prenait place dans le texte original le dialogue recueilli dans Service Inutile sous le titre Don Fadrique.

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